Hubert Mono Ndjana. Le philosophe analyse le phénomène des
détournements de fonds publics au Cameroun et la propension compulsive de
certaines personnes à accumuler argent et biens matériels.
Hubert Mono Ndjana |
Malgré les interpellations
de hautes personnalités, les détournements de fonds publics prospèrent. Comment
comprenez-vous cela ?
Nous
sommes ici dans une totale confusion de langage. Vous parlez de « hautes
personnalités ». Il s’agit peut-être de « personnalités ». Mais
d’où vient le qualificatif « hautes », dès lors qu’elles se
retrouvent dans une situation d’interpellation, pour les raisons que l’on
sait ? Je vénère cent fois plus le catéchiste ou le noble planteur de mon
village, qui ne prend pas les choses d’autrui, par rapport aux
fripouilles que le protocole d’Etat nous oblige à respecter et qui se
plaisent à détrousser les 20 millions de citoyens que nous sommes. Le petit
voleur à la tire, qui dérobe le téléphone portable d’une personne, qui ne fait donc
du tort qu’à une personne, est encore préférable aux voyous à col blanc qui
causent du préjuge à 20 millions de citoyens. Leur peine devrait être
multipliée 20 millions de fois. Mais ils bénéficient de la mansuétude du
Tribunal criminel spécial, tandis que le petit voleur du marché central
écope de toute sa peine, même s’il remet en place le téléphone
volé.
Revenons donc à ma
question…
Votre
question qui consiste à savoir comment on peut expliquer la permanence des
détournements malgré les interpellations… Pour moi, il est normal que les gens
continuent à faire ce qu’ils considèrent comme normal. D’après ma théorie de
l’écart et de la norme, notre société se caractérise par le fait d’avoir écarté
la norme et d’avoir normalisé l’écart. Il s’agit bien d’un fait, et non d’une
idée imaginaire. C’est pour avoir normalisé l’écart que les comportements
d’écart n’étonnent plus personne. C’est de s’arrêter de détourner les fonds qui
serait, au contraire, étonnant. Les interpellations ne peuvent pas avoir un
caractère d’exemplarité dès lors que l’instance répressive a d’elle-même
aménagé des soupapes de sécurité pour édulcorer les effets de la faute. Quand
le criminel sait qu’il peut s’en sortir en remboursant, et cela d’autant qu’on
n’établit jamais la totalité des montants volés, rien ne peut l’obliger à
s’arrêter de voler. C’est pour cela que les arrestations actuelles ne
découragent pas les détourneurs potentiels.
Les sommes souvent mises en
cause sont hallucinantes…
Oui,
ça peut donner le tournis. C’est de la démesure dans le mal. Quand vous
lisez un journal publiant les statistiques du vol, vous vous
demandez tout simplement par quel miracle le Cameroun tient encore
débout !
On observe, dans
l’ensemble, que nous, Camerounais,
sommes trop attachés au matériel…
C’est
même du matérialisme vulgaire. Nos voleurs à col blanc opèrent sans objectif,
sans savoir pourquoi, sans motif et sans projet. Juste parce qu’ils sont placés
là où passe de l’argent. Alors, ils se servent, sans aucune autre justification que c’est parce que c’est
faisable. Ce sont des détournements absurdes. C’est parce que c’est de
l’argent, c’est parce que c’est moi. « On ne dort pas au premier
banc », susurre une morale populaire qui parle à notre inconscient. Dans
un vieux texte d’il y a trente ans, j’avais essayé de définir le concept de
mentalité digestive. Quelques années plus tard, Jean-François Bayart parlait,
lui, de la politique du ventre. Voyez donc à quel niveau se situent les
motivations de nos actions ! Notre
cerveau, c’est le tube digestif, dont le génie inventif a créé toutes sortes de proverbes autour du manger.
Une seule personne, parfois
fonctionnaire, peut avoir a cinq villas,
dix voitures de luxe, des comptes bancaires fournis, etc. Comment comprendre
cette propension compulsive a l’accumulation ?
Cette
propension à l’accumulation excessive des biens est ce qu’Aristote appelait la
chrématistique. La plupart des voleurs s’adonnent à ce luxe ostentatoire par
besoin d’affirmation. Cette tendance résulte
en effet d’un complexe d’infériorité vivement ressenti, de frustrations
autrefois subies, d’un manque de personnalité actuel, ou tout simplement d’une
concurrence infantile avec un voleur de même calibre, toutes maladies de la personnalité dont chacun veut
triompher par une expression exubérante de sa puissance financière. Mais c’est
plus qu’il n’en faut pour une personne, pour une famille. Une ostentation de ce
niveau n’est rien d’autre qu’un signe de faiblesse mentale, qui pourrait inspirer l’axiome que dans un pays pauvre,
l’acharnement chrématistique des individus est un indice fort du
sous-développement de l’ensemble. Dans Le défi mondial, Jean-Jacques
Servan-Schreiber raconte son étonnement d’avoir voulu rendre visite à M.
Mitsubishi et d’avoir plutôt retrouvé un vieil homme, accoudé sur le balcon
d’un appartement, à côté d’une vieille dame. Il leur déclara qu’il voulait voir
M. Mitsubishi, et le vieil homme lui répondit tranquillement: « C’est
moi ». Il n’y avait aucun parking rempli d’aucune voiture ! Les deux
exemples sont inversement proportionnels : dans le premier cas, il s’agit
de fonctionnaires, improductifs, vains, et vaniteux ; dans le deuxième,
d’un industriel, productif à l’échelle mondiale, puissant, calme et discret.
Les Japonais sont riches et sérieux, les Camerounais, pauvres, improductifs et
vaniteux. Pareille mentalité ne permet pas à un pays de décoller.
Beaucoup de ceux qui
détournent ont pourtant des salaires de l’ordre de plusieurs millions et les
avantages qui vont avec : personnel de maison pris en charge, villa de
fonction, bons de carburant, etc. Et pourtant, ils « volent »
quand même.
On
peut dire qu’il s’agit généralement de parvenus, sans grande valeur
intrinsèque. Dès qu’ils se trouvent propulsés dans les hautes sphères de
l’Etat, souvent par népotisme, ou par simple appartenance à une loge prisée,
ils pensent pouvoir se servir à leur guise et à l’ombre de la haute protection.
Ils ne voient pas le ridicule de l’excès et c’est en cela qu’ils demeurent
infantiles. Ils se croient tout permis et lorsqu’ils sont pris dans une enquête, car il existe toute de
même déjà une pression qui fait sauter les verrous, ils se mettent à pleurer.
Certains disent en pleurnichant qu’ils ne savent pas ce qu’ils ont fait !
Vous appelez ça des hommes d’Etat ? Plutôt des inconscients, puisqu’ils ne
savent pas ce qu’ils ont fait ! Pour eux, les comportements d’écart sont
« normaux ».
A quoi peut servir tant
d’argent et de richesse pour des gens qui, parfois, sont d’un âge bien
avancé ?
Je
n’ai pas la même évaluation des âges que vous, excepté pour un très ancien D.G
que l’on vient de signaler et qui porte bien la crinière d’un vieux lion. Pour
les autres, ce sont tous des gens à la force de l’âge, des
« quadras » et des « quinquas ». Leur argent, pour ainsi dire, pourrait bien se transformer en capital
primitif pour initier des investissements productifs et rentables. Mais dans la
tournure où vont les choses, il ne
m’étonnera pas que cet argent serve à
financer des milices ou des mercenaires venant d’un peu partout en Afrique.
Tous ces grands détenteurs de capitaux auront, le moment venu, les mêmes convoitises et, ainsi, tout le capital d’un pays va se retourner contre lui-même,
contrairement au capital de l’Europe conquérante, qui, obéissant à la loi
d’airain, ne servait qu’à l’auto-multiplication de lui-même.
On oublie souvent, de
relever la responsabilité et le rôle néfaste que jouent les multiples
maîtresses qu’entretiennent nos hautes personnalités à grands frais, et qui
sont d’une boulimie matérielle incroyable.
Je ne pense pas qu’on puisse raisonnablement
inclure le jeu des maîtresses comme variable pertinente dans l’analyse du
macro-phénomène des milliards détournés. C’est vrai qu’une célèbre maîtresse
avait reconnu qu’un milliard de francs s’était retrouvé dans son compte. Elle
s’était justifiée en disant que ce n’était pas elle qui gérait sa société
d’appartenance. Donc, elle n’était auteur d’aucun détournement. Mais,
généralement, elles ne sont pas
nombreuses à détenir la somme signalée. Elles ne sont pas la cause des
détournements. Au regard du macro-phénomène dont nous parlons, les frais que
coûtent les maîtresses, en passant, ne sont que des dépenses contingentes.
L’essentiel se retrouve dans les paradis fiscaux, dans ces banques étrangères
qui, connaissant bien la provenance des fonds déposés chez elles ainsi que les
modalités d’enrichissement des déposants, doivent bien être considérées comme des receleurs. Si
je pouvais faire dans le droit international, je trouverais bien une formule
d’accusation, je définirais un délit spécifique à ce genre de recel.
Et comme l’a dit un
chanteur, « nos riches sont chiches », insensibles à la misère qui
les entoure…
Quand
j’étais petit, au collège, j’avais vu un film émouvant, un film hindou intitulé
Azad le brigand bien aimé. Je n’ai jamais oublié ce film. Azad volait aux
riches pour redistribuer aux pauvres. Ce n’est pas la même situation. Ici, nos
voleurs n’ont aucun caractère chevaleresque. Ils volent à l’Etat, et donc au
peuple. Ils ne peuvent donc rien redistribuer, et cela d’autant que, surtout,
ils ont dû endurer des sacrifices douloureux, comme Faust, pour parvenir à
leurs positions d’enrichissement.
Est-ce que le fait d’avoir
une poignée de milliardaires au milieu d’une foule de gueux ne peut pas, tôt ou
tard, provoquer des remous sociaux?
Je
vous cite ici un proverbe français : Tant va la cruche dans l’eau qu’à la
fin elle se crève. Le mécontentement peut donc exploser s’il atteint son
paroxysme. Les émeutes de la faim en
février 2008 ont été un signe précurseur.
Comment en est-on arrivé là ?
A
un moment donné, le peuple exprime son ras-le-bol devant l’exaspération de la misère quand il sait qu’il y en a pour
tout le monde. Ce pays est
scandaleusement riche, mais certains se
sont organisés pour se partager, entre eux seulement, les richesses du sol et
du sous-sol, en excluant ceux qui n’appartiennent pas à leurs réseaux
néocoloniaux. La ligne d’exclusion, sur le terrain social, est d’une précision
chirurgicale.
Ces détournements de fonds
publics causent un préjudice terrible au Cameroun, qui en est encore à
avoir des problèmes basiques d’eau, de choléra, etc. Comment mettre fin à la
saignée ?
En
appliquant constamment bien la loi. C’est la boussole qui guide la marche des
Etats.
D’aucuns suggèrent un
réarmement moral. Qu’en pensez-vous ?
En
ce moment, la morale s’avère inefficiente toute seule. La décrépitude est si
avancée qu’il faut tout d’abord récurer l’espace public en faisant jouer le
binôme du crime et du châtiment. Embrayer sur la morale signifie qu’on s’apprête
à tout absoudre. Le règne de la morale suppose que la société se soit
réconciliée avec elle-même à travers l’expiation des fautes commises, qui
furent et qui sont très graves. Le
moment de la vérité doit précéder celui de la réconciliation. Si le Tribunal
Criminel Spécial élargit tranquillement tous ceux qui remboursent quelque chose
après avoir volé, comment nous, enseignants, allons-nous encore enseigner le
principe et le sens même de la faute en tant que telle ? Comment
pourrons-nous continuer à enseigner l’impératif catégorique ? A la maison
même : comment punir encore un enfant qui a remboursé le bonbon
volé ? Le principe du TCS a complètement perturbé la perception de la
faute, puisque la punition, grosso modo, devient facultative. Le ministre de la
Justice peut libérer le criminel si le corps du délit est restitué… En Chine,
on vient d’administrer une piqûre intraveineuse à de fieffés criminels, voleurs
de haut niveau et trafiquants de drogue. N’allons peut-être pas jusque-là,
puisque nous avons ratifié l’interdiction de la peine de mort. Mais méditons tout de même sur l’excès de mansuétude qui nous caractérise
vis-à-vis des grands voleurs.
Le réarmement moral est
d’autant plus difficile qu’on observe que les religieux ne sont pas en reste, ils
sont de plus en plus attachés aux costumes de marque, aux grosses voitures, aux
villas, bref des épicuriens, comme dirait le philosophe…
Ils
sont de leur temps, et je crois qu’il leur faut aussi des moyens d’intervention
et de communication efficaces pour aller dans le sens du monde. Il faut qu’ils
se sentent à l’aise, qu’ils prennent même du bon vin quand c’est possible, mais
sans basculer dans un épicurisme outrancier, qui est la recherche des plaisirs
pour elle-même. La recherche du confort pour le clergé quand ce dernier s’en
sert à des fins professionnelles, me semble naturelle. Il y a seulement
déviance quant à s’asseoir sur la même table que le diable et à manger dans sa
main en tant que source de tout pouvoir, source infaillible d’enrichissement.
Malheureusement, à cause des sollicitations terrestres, bien des hommes de Dieu
succombent à la beauté du diable. C’est ce syncrétisme entre les tendances
matérielles et les valeurs crypto-spirituelles que je désigne par le terme de
matério-spiritualisme. Des sortilèges y abondent plus que les miracles, et les
ressorts de la crainte ou interdits, beaucoup plus que le sentiment de quiétude
et de confiance. Les adeptes du matério-spiritualisme sont des aventuriers de
l’action. Ça peut bien se terminer, ou très mal, avec eux- C’est le chemin du
moindre effort, où des crimes sont souvent rentables. Mais, au bout du compte,
on regrette toujours.
La Constitution a prévu une
déclaration des biens avant et après l’exercice d’une haute
fonction. Ce qui n’est pas le cas en ce moment. Est-ce de nature à
justifier les détournements ?
Incontestablement.
Nous sommes des pécheurs en eaux
troubles. Nous sommes des sorciers, allergiques à la lumière et adaptes
d’obscurantisme.
Pour parler de vous, à
titre personnel, auriez-vous quelque gêne à déclarer vos biens, si on vous le
demandait ?
Je
suppose qu’il s’agit-là d’une interrogation indirecte. Alors, et au nom de
l’article 66, je vous dirai que j’ai une
maison à Yaoundé, et une autre à Ekabita, mon village natal, à côté d’Obala. Elles ne sont même pas vraiment
terminées. J’ai aussi une cacaoyère qui donne presque la moitié d’une
demi-tonne de cacao chaque année. Et si vous n’êtes pas allergique à la couleur rouge, comme le taureau, vous
pouvez aller regarder mon compte à la BICEC. Et pour ne rien cacher, permettez-moi d’ajouter : j’attends une
Peugeot que mes enfants viennent de m’acheter à l’occasion de mon départ à la
retraite. Si jamais on m’appelle à de hautes fonctions un jour, hypothèse
d’école, il faudra conseiller au public
de se référer à la présente interview.
Qu’est-ce qui suffirait,
matériellement, à faire votre bonheur ?
La
bonne santé, la bonne cuisine et les meilleurs ouvrages de philosophie.
Propos recueillis par
Jean-Bruno Tagne