mardi 5 mars 2013

« Les Camerounais sont pauvres, improductifs et vaniteux »



Hubert Mono Ndjana. Le philosophe analyse le phénomène des détournements de fonds publics au Cameroun et la propension compulsive de certaines personnes à accumuler argent et biens matériels.

Hubert Mono Ndjana
Malgré les interpellations de hautes personnalités, les détournements de fonds publics prospèrent. Comment comprenez-vous cela ?
Nous sommes ici dans une totale confusion de langage. Vous parlez de « hautes personnalités ». Il s’agit peut-être de « personnalités ». Mais d’où vient le qualificatif « hautes », dès lors qu’elles se retrouvent dans une situation d’interpellation, pour les raisons que l’on sait ? Je vénère cent fois plus le catéchiste ou le noble planteur de mon village, qui ne prend pas les choses d’autrui, par rapport aux fripouilles  que le protocole d’Etat nous oblige à respecter et qui se plaisent à détrousser les 20 millions de citoyens que nous sommes. Le petit voleur à la tire, qui dérobe le téléphone portable d’une personne, qui ne fait donc du tort qu’à une personne, est encore préférable aux voyous à col blanc qui causent du préjuge à 20 millions de citoyens. Leur peine devrait être multipliée 20 millions de fois. Mais ils bénéficient de la mansuétude du Tribunal criminel spécial, tandis que le petit voleur du marché central écope  de toute sa peine, même s’il remet  en place le téléphone volé.

Revenons donc à ma question…
Votre question qui consiste à savoir comment on peut expliquer la permanence des détournements malgré les interpellations… Pour moi, il est normal que les gens continuent à faire ce qu’ils considèrent comme normal. D’après ma théorie de l’écart et de la norme, notre société se caractérise par le fait d’avoir écarté la norme et d’avoir normalisé l’écart. Il s’agit bien d’un fait, et non d’une idée imaginaire. C’est pour avoir normalisé l’écart que les comportements d’écart n’étonnent plus personne. C’est de s’arrêter de détourner les fonds qui serait, au contraire, étonnant. Les interpellations ne peuvent pas avoir un caractère d’exemplarité dès lors que l’instance répressive a d’elle-même aménagé des soupapes de sécurité pour édulcorer les effets de la faute. Quand le criminel sait qu’il peut s’en sortir en remboursant, et cela d’autant qu’on n’établit jamais la totalité des montants volés, rien ne peut l’obliger à s’arrêter de voler. C’est pour cela que les arrestations actuelles ne découragent pas les détourneurs potentiels.

Les sommes souvent mises en cause sont hallucinantes…  
Oui, ça peut donner le tournis. C’est de la démesure dans le mal. Quand vous lisez  un journal publiant les statistiques du vol,  vous vous demandez tout simplement par quel miracle le Cameroun tient encore débout !

On observe, dans l’ensemble,  que nous, Camerounais, sommes trop attachés au matériel…
C’est même du matérialisme vulgaire. Nos voleurs à col blanc opèrent sans objectif, sans savoir pourquoi, sans motif et sans projet. Juste parce qu’ils sont placés là où passe de l’argent. Alors, ils se servent, sans aucune  autre justification que c’est parce que c’est faisable. Ce sont des détournements absurdes. C’est parce que c’est de l’argent, c’est parce que c’est moi. « On ne dort pas au premier banc », susurre une morale populaire qui parle à notre inconscient. Dans un vieux texte d’il y a trente ans, j’avais essayé de définir le concept de mentalité digestive. Quelques années plus tard, Jean-François Bayart parlait, lui, de la politique du ventre. Voyez donc à quel niveau se situent les motivations de  nos actions ! Notre cerveau, c’est le tube digestif, dont le génie inventif a créé  toutes sortes de proverbes autour du manger.

Une seule personne, parfois fonctionnaire, peut avoir a  cinq villas, dix voitures de luxe, des comptes bancaires fournis, etc. Comment comprendre cette propension compulsive a l’accumulation ?
Cette propension à l’accumulation excessive des biens est ce qu’Aristote appelait la chrématistique. La plupart des voleurs s’adonnent à ce luxe ostentatoire par besoin d’affirmation. Cette tendance résulte  en effet d’un complexe d’infériorité vivement ressenti, de frustrations autrefois subies, d’un manque de personnalité actuel, ou tout simplement d’une concurrence infantile avec un voleur de même calibre, toutes  maladies de la personnalité dont chacun veut triompher par une expression exubérante de sa puissance financière. Mais c’est plus qu’il n’en faut pour une personne, pour une famille. Une ostentation de ce niveau n’est rien d’autre qu’un signe de faiblesse mentale, qui pourrait  inspirer l’axiome que dans un pays pauvre, l’acharnement chrématistique des individus est un indice fort du sous-développement de l’ensemble. Dans Le défi mondial, Jean-Jacques Servan-Schreiber raconte son étonnement d’avoir voulu rendre visite à M. Mitsubishi et d’avoir plutôt retrouvé un vieil homme, accoudé sur le balcon d’un appartement, à côté d’une vieille dame. Il leur déclara qu’il voulait voir M. Mitsubishi, et le vieil homme lui répondit tranquillement: « C’est moi ». Il n’y avait aucun parking rempli d’aucune voiture ! Les deux exemples sont inversement proportionnels : dans le premier cas, il s’agit de fonctionnaires, improductifs, vains, et vaniteux ; dans le deuxième, d’un industriel, productif à l’échelle mondiale, puissant, calme et discret. Les Japonais sont riches et sérieux, les Camerounais, pauvres, improductifs et vaniteux. Pareille mentalité ne permet pas à un pays de décoller.

Beaucoup de ceux qui détournent ont pourtant des salaires de l’ordre de plusieurs millions et les avantages qui vont avec : personnel de maison pris en charge, villa de fonction, bons de carburant,  etc. Et pourtant, ils « volent » quand même.
On peut dire qu’il s’agit généralement de parvenus, sans grande valeur intrinsèque. Dès qu’ils se trouvent propulsés dans les hautes sphères de l’Etat, souvent par népotisme, ou par simple appartenance à une loge prisée, ils pensent pouvoir se servir à leur guise et à l’ombre de la haute protection. Ils ne voient pas le ridicule de l’excès et c’est en cela qu’ils demeurent infantiles. Ils se croient tout permis et lorsqu’ils sont  pris dans une enquête, car il existe toute de même déjà une pression qui fait sauter les verrous, ils se mettent à pleurer. Certains disent en pleurnichant qu’ils ne savent pas ce qu’ils ont fait ! Vous appelez ça des hommes d’Etat ? Plutôt des inconscients, puisqu’ils ne savent pas ce qu’ils ont fait ! Pour eux, les comportements d’écart sont « normaux ».

A quoi peut servir tant d’argent et de richesse  pour des gens qui, parfois, sont d’un âge bien avancé ?
Je n’ai pas la même évaluation des âges que vous, excepté pour un très ancien D.G que l’on vient de signaler et qui porte bien la crinière d’un vieux lion. Pour les autres, ce sont tous des gens à la force de l’âge, des « quadras » et des « quinquas ».  Leur argent, pour ainsi dire,  pourrait bien se transformer en capital primitif pour initier des investissements productifs et rentables. Mais dans la tournure où vont  les choses, il ne m’étonnera  pas que cet argent serve à financer des milices ou des mercenaires venant d’un peu partout en Afrique. Tous ces grands détenteurs de capitaux auront, le moment venu,  les mêmes convoitises et, ainsi,  tout le capital d’un pays  va se retourner contre lui-même, contrairement au capital de l’Europe conquérante, qui, obéissant à la loi d’airain, ne servait qu’à l’auto-multiplication de lui-même.

On oublie souvent, de relever la responsabilité et le rôle  néfaste que jouent les multiples maîtresses qu’entretiennent nos hautes personnalités à grands frais, et qui sont d’une boulimie matérielle incroyable.
Je  ne pense pas qu’on puisse raisonnablement inclure le jeu des maîtresses comme variable pertinente dans l’analyse du macro-phénomène des milliards détournés. C’est vrai qu’une célèbre maîtresse avait reconnu qu’un milliard de francs s’était retrouvé dans son compte. Elle s’était justifiée en disant que ce n’était pas elle qui gérait sa société d’appartenance. Donc, elle n’était auteur d’aucun détournement. Mais, généralement, elles ne sont pas  nombreuses à détenir la somme signalée. Elles ne sont pas la cause des détournements. Au regard du macro-phénomène dont nous parlons, les frais que coûtent les maîtresses, en passant, ne sont que des dépenses contingentes. L’essentiel se retrouve dans les paradis fiscaux, dans ces banques étrangères qui, connaissant bien la provenance des fonds déposés chez elles ainsi que les modalités d’enrichissement des déposants, doivent  bien être considérées comme des receleurs. Si je pouvais faire dans le droit international, je trouverais bien une formule d’accusation, je définirais un délit spécifique à ce genre de recel.

Et comme l’a dit un chanteur, « nos riches sont chiches », insensibles à la misère qui les entoure…  
Quand j’étais petit, au collège, j’avais vu un film émouvant, un film hindou intitulé Azad le brigand bien aimé. Je n’ai jamais oublié ce film. Azad volait aux riches pour redistribuer aux pauvres. Ce n’est pas la même situation. Ici, nos voleurs n’ont aucun caractère chevaleresque. Ils volent à l’Etat, et donc au peuple. Ils ne peuvent donc rien redistribuer, et cela d’autant que, surtout, ils ont dû endurer des sacrifices douloureux, comme Faust, pour parvenir à leurs positions d’enrichissement.

Est-ce que le fait d’avoir une poignée de milliardaires au milieu d’une foule de gueux ne peut pas, tôt ou tard, provoquer des remous sociaux?
Je vous cite ici un proverbe français : Tant va la cruche dans l’eau qu’à la fin elle se crève. Le mécontentement peut donc exploser s’il atteint son paroxysme. Les émeutes  de la faim en février 2008 ont été un signe précurseur.

Comment en est-on arrivé là ?
A un moment donné, le peuple exprime son ras-le-bol devant l’exaspération  de la misère quand il sait qu’il y en a pour tout  le monde. Ce pays est scandaleusement  riche, mais certains se sont organisés pour se partager, entre eux seulement, les richesses du sol et du sous-sol, en excluant ceux qui n’appartiennent pas à leurs réseaux néocoloniaux. La ligne d’exclusion, sur le terrain social, est d’une précision chirurgicale.

Ces détournements de fonds publics  causent un préjudice terrible au Cameroun, qui en est encore à avoir des problèmes basiques d’eau, de choléra, etc. Comment mettre fin à la saignée ?
En appliquant constamment bien la loi. C’est la boussole qui guide la marche des Etats.

D’aucuns suggèrent un réarmement moral. Qu’en pensez-vous ?
En ce moment, la morale s’avère inefficiente toute seule. La décrépitude est si avancée qu’il faut tout d’abord récurer l’espace public en faisant jouer le binôme du crime et du châtiment. Embrayer sur la morale signifie qu’on s’apprête à tout absoudre. Le règne de la morale suppose que la société se soit réconciliée avec elle-même à travers l’expiation des fautes commises, qui furent  et qui sont très graves. Le moment de la vérité doit précéder celui de la réconciliation. Si le Tribunal Criminel Spécial élargit tranquillement tous ceux qui remboursent quelque chose après avoir volé, comment nous, enseignants, allons-nous encore enseigner le principe et le sens même de la faute en tant que telle ? Comment pourrons-nous continuer à enseigner l’impératif catégorique ? A la maison même : comment punir encore un enfant qui a remboursé le bonbon volé ? Le principe du TCS a complètement perturbé la perception de la faute, puisque la punition, grosso modo, devient facultative. Le ministre de la Justice peut libérer le criminel si le corps du délit est restitué… En Chine, on vient d’administrer une piqûre intraveineuse à de fieffés criminels, voleurs de haut niveau et trafiquants de drogue. N’allons peut-être pas jusque-là, puisque nous avons ratifié l’interdiction de la peine de mort. Mais  méditons tout de même sur  l’excès de mansuétude qui nous caractérise vis-à-vis des grands voleurs.

Le réarmement moral est d’autant plus difficile qu’on observe que les religieux ne sont pas en reste, ils sont de plus en plus attachés aux costumes de marque, aux grosses voitures, aux villas, bref des épicuriens, comme dirait le philosophe…
Ils sont de leur temps, et je crois qu’il leur faut aussi des moyens d’intervention et de communication efficaces pour aller dans le sens du monde. Il faut qu’ils se sentent à l’aise, qu’ils prennent même du bon vin quand c’est possible, mais sans basculer dans un épicurisme outrancier, qui est la recherche des plaisirs pour elle-même. La recherche du confort pour le clergé quand ce dernier s’en sert à des fins professionnelles, me semble naturelle. Il y a seulement déviance quant à s’asseoir sur la même table que le diable et à manger dans sa main en tant que source de tout pouvoir, source infaillible d’enrichissement. Malheureusement, à cause des sollicitations terrestres, bien des hommes de Dieu succombent à la beauté du diable. C’est ce syncrétisme entre les tendances matérielles et les valeurs crypto-spirituelles que je désigne par le terme de matério-spiritualisme. Des sortilèges y abondent plus que les miracles, et les ressorts de la crainte ou interdits, beaucoup plus que le sentiment de quiétude et de confiance. Les adeptes du matério-spiritualisme sont des aventuriers de l’action. Ça peut bien se terminer, ou très mal, avec eux- C’est le chemin du moindre effort, où des crimes sont souvent rentables. Mais, au bout du compte, on regrette toujours.

La Constitution a prévu une déclaration des biens  avant et après  l’exercice  d’une haute fonction. Ce qui n’est pas le cas en  ce moment. Est-ce de nature à justifier les détournements ?
Incontestablement. Nous sommes des pécheurs en eaux  troubles. Nous sommes des sorciers, allergiques à la lumière et adaptes d’obscurantisme.

Pour parler de vous, à titre personnel, auriez-vous quelque gêne à déclarer vos biens, si on vous le demandait ?
Je suppose qu’il s’agit-là d’une interrogation indirecte. Alors, et au nom de l’article 66,  je vous dirai que j’ai une maison à Yaoundé, et une autre à Ekabita, mon village natal, à côté  d’Obala. Elles ne sont même pas vraiment terminées. J’ai aussi une cacaoyère qui donne presque la moitié d’une demi-tonne de cacao chaque année. Et si vous n’êtes pas allergique à  la couleur rouge, comme le taureau, vous pouvez aller regarder mon compte à la BICEC. Et pour ne rien cacher,  permettez-moi d’ajouter : j’attends une Peugeot que mes enfants viennent de m’acheter à l’occasion de mon départ à la retraite. Si jamais on m’appelle à de hautes fonctions un jour, hypothèse d’école, il faudra conseiller au public  de se référer à la présente interview.

Qu’est-ce qui suffirait, matériellement, à faire votre bonheur ?
La bonne santé, la bonne cuisine et les meilleurs ouvrages de philosophie.
Propos recueillis par Jean-Bruno Tagne

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